Miss Fawkes parfois très soudainement détourne le regard et se perd dans ses pensées. Ses yeux clairs semblent s'égarer dans le ciel : elle a ce léger strabisme qui donne l'impression qu'elle regarde un autre monde. Elle explore par l'esprit les contrées que son père a visitées et imagine les lettres qu'il ne lui a jamais écrites. Sa mère lui avait vaguement dépeint le portrait d'un homme taciturne et sauvage, avec qui il aurait été absolument impossible de vivre. Elle décompte le nombre de trains qu'il aurait pris et essaye de deviner dans quelle province de l'empire russe il pouvait être en ce moment même.
Elle se figurait un grand homme aux cheveux clairsemés, la barbe fournie et les pommettes creusées par le vent, portant un costume désuet, au velours mal entretenu et pourtant propre. Peut-être était-il en train de penser à elle, dans son compartiment exigu, quelque part entre Prague et Nice, les yeux perdus, lui aussi, dans le paysage défilant.
Cela faisait bien vingt ans qu'elle ne l'avait pas vu, et elle était trop jeune à l'époque pour en conserver un souvenir net. Bien loin d'éprouver de la rancune pour le père absent, elle gardait l'espoir qu'un jour il vienne et lui raconte ses voyages de vive voix.
Une lettre même suffirait : elle voulait savoir à quoi ressemblait son écriture, quels étaient ses mots favoris et ce qu'il voudrait lui raconter en premier.
La voiture klaxonna dans la rue, alors elle mit son chapeau vert d'eau, arrangea les plumes de paon et se leva de sa commode.
Elle ne cessa jamais de rêver à ce retour qui ne se réalisa jamais.
*
Il se rappelle d'un petit cottage choyé où les hennissements des chevaux venaient tout à coup interrompre la monotonie de la ferme. L'odeur des pommes de terre cuites emplissait la petite cuisine et les chiens aboyaient dans la cour au son des calèches.
Il se rappelle de son enfance passée à courir dans les tourbières avec les fils des voisins.
Il se rappelle du son de la mer froide qui frappe les rochers.
Il se rappelle des draps rugueux, un peu humides lorsqu'ils venaient d'être rentrés, du thé chaud, du feu crépitant, et de sa mère assise au fauteuil tendu de satin.
Le docteur est ému parce que ce garçon le ramène à des souvenirs depuis longtemps éclipsés. Il dort ; il a l'air heureux. Alors il sort de la chambre en veillant à ne pas faire claquer la porte et enfile sa veste grise. Le garçon a beaucoup de fièvre. Aux parents inquiets, il murmure un "ça ira."
Mais le docteur sait très bien que le garçon ne passera pas les trois jours.
Cela fait longtemps que ce genre de choses ne provoque plus rien chez Marcus. Il rentre à l'hôtel auquel il loge et il réchauffe ses pieds en lisant de la poésie française. Il aimerait pouvoir s'acheter un bateau et prendre sa retraite à Saint-Malo. Et il ne pense à rien d'autre. Quelquefois il va au théâtre : il songe à une Molly Allgood et souvent voit des farces ignobles qui le font regretter son entreprise. C'est un personnage froid et solitaire : il est exactement comme son épouse le décrit à qui veut l'entendre. Il l'a complètement oubliée ; quelquefois il remarque qu'il a une alliance et il cligne des yeux sans autre pensée.
Monsieur Fawkes est une silhouette parmi tant d'autre ; il se fond, il se fond dans la foule, il se fond dans la ville, il se fond dans le brouillard, et on ne perçoit de lui que ses pas résonnants lorsqu'il court à une visite un peu tardive.
On peut dire que monsieur Fawkes n'a pas d'âme.
C'est pourquoi, malgré son enfance paisible, malgré ses études sérieuses, malgré son zèle continu, malgré ses politesses quotidiennes, malgré l'intégrité toute entière du docteur, le tribunal choisit de le damner. Il est si rationnel qu'il a accepté de signer le registre sans hésiter une fraction de seconde, il dit "probablement la cheminée que j'ai oubliée de ramoner" et il accepte son décès sans sourciller comme il a accepté tous ceux des gamins qu'il n'a pas soignés. Pour cela, on aurait dû le damner une seconde fois.
Marcus Fawkes est un homme effroyable.
Il est effroyablement normal. Il aide la femme qui glisse sur les pavés de la route et il laisse un pourboire après avoir vidé son verre. Il approuve les députés irlandais, puis il cherche une bonne traduction de la Princesse de Clèves sans se soucier de rien d'autre au monde. Il eut le temps d'explorer l'hôtel à l'époque où les tapisseries ne sentaient pas encore la poussière. Ce n'était pas par curiosité : c'était par ennui.
*
Quand il a su qu'il était lui-même malade, pour la première fois de sa vie, Marcus se demanda ce qui allait lui arriver. Il louait alors une vieille mansarde baignée de lumière, noyée de journaux, criblée de bouteilles ; l'escalier commençait lui peser sur le souffle et son dos le faisait souffrir au point qu'il restait dormir des journées entières chez lui. Il pensa à la Provence, à ses heureuses années de jeunesse et à la pièce qu'il voulait aller voir le soir-même. Il ouvrait alors un énième journal et lisait en diagonale ce qu'il fallait pour ne pas se ridiculiser aux dîners. Il avait dit à sa femme qu'il partait le plus loin possible, aussi loin que le temps qui lui est accordé le lui permettait ; il hésitait à lui écrire. Il ignorait qu'elle était décédée depuis bien longtemps.
La nuit précédant son départ pour l'hôtel, il relisait ses correspondances en jetant au feu celles qui ne lui étaient pas si précieuses. Il ne lui resta qu'une ou deux feuilles. Cela faisait des jours qu'il était alité et il ne se faisait plus de doutes quant à son sort ; il remercia la bonne qui remit une bûche dans l'âtre — la source de son asphyxie cette nuit-même — et lut un article qui lui rappela tout à coup d'une mise en scène extraordinaire qu'il avait vue quelques semaines auparavant au théâtre de la ville.
Le texte classique était porté par les décors splendides et par un jeu d'acteurs particulièrement brillant. C'était une pièce portant sur la mort de Georges Danton ; la comédienne tenant le rôle de Lucile Desmoulins était exceptionnellement éclatante. Le monologue final qu'elle tint le subjugua jusqu'au silence ; le son vif de la guillotine ne parvint pas, sur le moment, à détacher ses yeux de la silhouette.
Si le docteur n'avait pas éteint la lumière à ce moment-là et s'il n'avait pas fermé les yeux, s'il n'avait pas jeté le journal sur le bois, ni longuement songé à cette pièce, il aurait peut-être pu lire l'article en question jusqu'au bout et que le rôle de Lucile Desmoulins était tenu par une certaine Rowan Fawkes.