Non mais allô, quoi ! Daniel t'es Américain et t'es communiste. Allô ! T'as pas bien compris que t'as raté ton coup ? T'aurais du atterrir de l'autre côté de la terre mon coco si tu voulais pas t'attirer des ennuis. Viens pas te plaindre si tu te retrouves assis au volant de ta voiture destination Enfer et Huis Clos. Allé fais pas comme si t'as pas compris ce qui va se passer dans les soixante prochaines secondes, tu le sens pas le canon collé contre ta tempe ? Ton cœur fait boum-boum dans ta poitrine mais bientôt ce sera ta cervelle qui sentira la poudre à canon.

Non non, arrête de penser à ta femme, à tes enfants. Dis-toi que c'est pour la bonne cause. Enfin quoi, tu pourrais bien collaborer avec l'Union Soviétique alors on va pas te laisser courir les rues la zezette à l'air. Arrête de penser à eux, j'te dis que ça sert à rien ! Ton bourreau t'a dit que tout irait bien pour eux tant qu'ils ne semblaient pas tremper dans les mêmes magouilles que toi. Quelles magouilles ? T'occupes, toi comme moi savons bien que t'as rien fait de spécial hormis être un peu trop naïf pour croire que tu pouvais ouvrir ta gueule dans ce pays clamant la libre expression. Ces gens pensent pas comme toi, tu captes, ils sont persuadés que si tu traces ton chemin tu vas te retrouver dans le même sac que Staline en créant ta dictature sur leur bonne vieille patrie. Et ça ils préfèrent l'éviter, alors tu vas finir avec un bout de plomb dans la cervelle.

Mais attend, tu connais pas encore la fin ! Ces gars sont pas bêtes, ta voiture ils vont l'exploser, parce que mince alors un politicien qui roule vite parce qu'il est en retard à son meeting, c'est pas si banal. Alors en quoi un accident de la route serait si surprenant ? Et puis c'est pratique en plus : la voiture flambe et toi avec – adieu toutes les preuves.

Mec, t'as pas d'honneur ou quoi ? Pourquoi tu pleurs ? Pense un peu à ton père, tu crois franchement qu'il serait fier de toi ? Lève le menton, brave la mort. T'as quarante-six ans dans les pattes, t'en as déjà vu des belles. T'as connu le retour de ton père après la der des der alors que tu te rappelais même pas la tête qu'il avait. T'as passé ton adolescence pendant les années folles alors t'as pas trop à te plaindre de ce côté là. Ta base navale n'a pas été choisie par les Japonais le 7 décembre 1941, tu devrais t'estimer plutôt chanceux. Ta femme est belle, tes enfants sont brillants – certes le monde n'est pas joli-joli mais au moins sont-ils heureux.

Tu réalises. Merde, alors c'est vrai qu'on voit la vie défiler devant ses yeux avant de mourir ?

Clic.

Bang.

Ouais. Bon voyage.

D'Arcy il a l'air super impliqué dans son travail, scrupuleux dans tout ce qu'il fait. On peut le prendre pour un employé modèle dans sa façon de courir de partout avec sa machine à écrire sous le bras, son rythme effréné et sa façon de déclarer à qui veut bien l'entendre que le directeur a grand besoin de lui. Dans sa tête il a un emploi du temps de ministre (peut-être est-ce dû à sa vie ?) et il se doit de se magner de droite à gauche avec la mine de celui qui est débordé de boulot et se demande s'il va réussir à tout boucler avant la fin de la journée.

Mais les employés du Huis Clos ont une réputation, et D'Arcy n'est pas l'exception qui échappe à la règle. Regardez plus attentivement sa façon de se déplacer, de regarder autour de lui sans arrêt. Ne pensez pas qu'il vérifie que personne ne se trouve dans son passage, non c'est juste que monsieur a une concentration aussi versatile qu'une girouette en plein ouragan. Dès qu'il a l'occasion de parler de tout et de rien (et surtout de rien) avec n'importe qui, il le fait avec plaisir et récidive à l'infini. Et pour peu qu'on le lui fasse remarquer ou qu'il commence à se douter que quelqu'un le soupçonne de flemmarder, hop hop il revient à son rythme pressé, clamant qu'il doit expressément finir de rédiger le compte-rendu de la dernière réunion du directeur. C'est qu'il y tient, à son image d'élégant secrétaire à lunettes.

C'est donc un hyperactif qui court de partout pour au final ne rien faire. Mais au moins ça lui occupe l'esprit, lui qui déteste ne rien faire (ironie paradoxale). Cependant il ne parle pas tant que ça aux autres, tout d'abord parce qu'il n'assume pas très bien sa dyslexie et préfère la cacher pour éviter les troubles du langage dont il a l'habitude, mais aussi parce qu'il est incapable de discuter normalement avec une femme (ce qui réduit donc le nombre de ses interlocuteurs de manière conséquente). Il suffit qu'il soit en tête-à-tête avec un membre de la gent féminine pour que sa capacité d'orateur se fasse la malle et qu'il se mette à bégayer, ce qui lui porte fortement préjudice puisque personne ne semble attiré par lui bien qu'il soit bel homme. Sans parler d'Erynie, dont il est en plus terrifié !

Il n'a pas beaucoup d'amis, ayant plutôt une réputation de mec sérieux, coincé et ennuyeux. Pourtant c'est quelqu'un de très gentil et de très dévoué (on peut le voir rien qu'avec son adoration pour le directeur), sûrement un peu trop dévoré par la timidité pour oser se dévoiler. Mais bon, au moins c'est pas un emmerdeur et les gens le prennent pour un modèle exemplaire, alors s'il n'est pas particulièrement aimé au moins il est apprécié.